samedi 24 avril 2010

La Belgique tintiniste - L'enfant de la bordelle

Didier de Lannoy
La Belgique tintiniste

1998-2005
Extraits - En vrac



L’enfant de la bordelle


Un avis d'arrivée glissé dans la boîte aux lettres du 83, rue des Champs Elysées à Ixelles-Elsene. N°3497. Envoi insuffisamment affranchi. 92 cents. A payer au bureau de poste de la chaussée de Boondael. Ou de la chaussée d’Ixelles ? Dans les 15 jours.
- De quoi s'agit-il ? D'où ça peut-il bien venir ? De la République Démocratique du Congo, dites-vous ? Une lettre de Kinshasa ? Une lettre-paquet postée depuis près de vingt ans dans une enveloppe brune à bulles ?

Quelqu'un tambourine à la porte d'entrée.
- Je suis le fils de ma mère et je suis venu tuer Tintin !
- Qui ça peut-il être ? Un dingue ? Un agité ? Un voyageur ? Quelqu’un qui est arrivé hier soir du Congo, dites-vous ? Par Hewa Bora ou par SN Brussels Airlines ?

On est interpellé. Brutalement. Par des gens sans éducation.
- Si j'ai coupé les mains des réfractaires ? Au temps de Léopold II ? Du temps des Oncles ?

On est invité à s'expliquer et à se justifier. Grossièrement. Avec violence.
- Si j’ai mangé des pommes de terre tous les jours de la semaine ? Et des carottes et du chou ? Si j’ai brouté le pissenlit et grignoté le rutabaga ? Si j’ai chassé l’écureuil et le moineau ? Si je suis né en Tongrie ? Si j’habitais une cité lacustre dans les Fagnes ? Si j’ai été interne chez les bons pères de Godinne ou chez les trappistes de Westmalle ? Si j’ai émigré en Afrique centrale pour échapper aux mines du Limbourg, de Liège ou du Hainaut ? Ou aux carrières du Namurois ? Ou au service militaire dans une caserne d’Euskirchen ou de Düren ? Ou à la prison pour faits de mœurs ? Ou au chômage ? Et pour trouver du travail ailleurs ? Si j'ai vécu « là-bas » avant l'Indépendance ? Si j’étais colon, agent territorial ou scheutiste ? Ou après l’Indépendance ? Si j’étais coopérant technique, agent de société ou consultant de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international ? Si j’ai apprivoisé des chiens et des chats sauvages pour me protéger des simbilikis, des mbukulus et des mpukus (refusant de se laisser affamer par les planteurs et castrer par les missionnaires !) qui pillaient les champs dont je m’étais déclaré propriétaire ? Si j’ai fait œuvre de civilisation ? Si j'ai "mis des chaussettes à un Noir" pour attirer les bêtes fauves ? Au Congo ? Belge de chez belge ? Aux temps flamands ?

On est appelé à se justifier devant une commission parlementaire.
- On n'allait quand même pas laisser un excellent bizness d’autant d’années être détruit par la politique haineuse d'un seul homme, quoi !

Sans ménagements.
Malgré tout le bien qu’on a pu faire.
- Va laver ton cul, malpropre !

Malgré les témoignages élogieux d’un évêque in partibus et d’un provincial des Jésuites à la retraite. Malgré le certificat de bonne origine et de bonne nationalité délivré par la commune d’Ixelles. Malgré l’attestation de non-fécondité établie par un médecin-militaire préposé au service de la Sûreté de l’Etat et de la tranquillité de ses agents.

On est interpellé et harcelé par des gens à qui on n'a même pas été présenté.
- Si j'ai transporté 40 mitraillettes et 40 grenades de Léopoldville à Brazzaville en août 1960 ? Si j’ai testé des armes prohibées dans des sites suspects ? Si j'ai disposé de fonds secrets ? Si j'ai fait assassiner Lumumba, Okito, Mpolo ? Inventions ! Amalgames ! Confusions lamentables ! Si je suis directement ou indirectement impliqué dans des trafics de cuivre, de cobalt, de diamant, de cadmium, d’uranium, de pétrole ou de coltan (que sais-je !) ? Si j’ai contribué directement ou indirectement à financer la guerre civile à l’Est et au Nord du pays ? Affabulations grotesques ! Il n'a jamais été question de cela !

Quelqu'un gratte à la porte de mon appartement. Quelqu’un cherche à entrer dans ma chambre. Ou dans la salle de bain blindée que je me suis fait aménager à l’arrière.
- Vous êtes quoi ? Vous êtes qui ? Vous venez du Congo ? Et qui c’est qui vous envoie ?

Doit-on retrouver la mémoire ?
- L'enfant de quoi, vous dites ? Et vous prétendez que votre mère était une sainte et que je suis votre père et que vous êtes mon fils ? Et vous dites que vous vouliez absolument me retrouver ? Et vous affirmez que c’était, pour vous, une question très importante ?

De toute urgence.
- Et vous exigez que je me soumette à un test de paternité ? Vous êtes l'enfant de la bordelle, me dites-vous ? En quoi cela me regarde-t-il ? Et qui s'est cru autorisé à vous communiquer mon nom et mon adresse ? Vous vous trompez de personne, jeune homme !

Quelqu'un téléphone. Une voix menaçante.
- Toi, je t’aurai ! Tu n’as plus assez la force, tu vieillis, tu vas bientôt mourir !

Dans la nuit de samedi à dimanche. Entre deux et trois heures du matin.
- Mais enfin quoi ? Qu’est-ce que vous me voulez encore ? Disposez-vous d’un permis de tapage nocturne ? Et qu'est-ce que vous me racontez là ? J’hallucine ! Et qui s’est permis de vous transmettre mon numéro de téléphone ? Et si j'ai fréquenté Madame votre mère ? Au Zaïre ? Du temps de Mobutu ? Mais, bien sûr que je l’ai aidée, Madame votre mère ! Quelquefois ! Trop souvent ! Madame votre mère et tant d’autres étudiantes nécessiteuses, veuves désargentées, divorcées et religieuses, mères de familles nombreuses et femmes célibataires dans le besoin que j’ai discrètement soutenues lorsqu’elles m’en ont prié (les loyers en retard, le minerval des enfants, les cahiers et les uniformes, les craies blanches ou de couleur que les élèves devaient fournir à leurs professeurs, le ticket du bus ou la course de taxi, les factures de la Snel et de la Regideso, les wax et les chaussures, les nzungus et le makala, les fauteuils et les rideaux, les matangas et les communions !). A Luozi et à Lubumbashi. A Goma et à Kikwit. A Mbandaka et à Kananga. A Isiro et à Lodja. A Idiofa et à Kisangani. A la piscine de l’ex-OUA ou à celle de la Nsele. Au Self Control ou à la Perruche bleue. Chez Tonton Mbaki et chez Mama Kulutu. Et partout ailleurs. Avec Soum et Victor (avec un c !). Avec Alain, Hubert, Dany, Daniel et David. Avec Jean-Claude et Justin-Marie. Avec Jan-Kuk, Otton, Luambo, Sombo, Guy et Adu. Avec Fanon et Kimungu. En compagnie de tant d’autres morts qui ne voudront pas non plus témoigner. On était plusieurs à la monter, Madame votre mère ! On prenait du bon temps et on la payait pour ça ! Et on lui offrait à boire ! Et quand on était particulièrement content de ses services, on la reconduisait jusqu’à Yolo-Sud, Ndjili ou même Kimbanseke et on lui achetait du cabri grillé (avec du pili-pili poussière !) sur l’avenue de la Victoire. Ou des kamundele (les meilleurs kamundele de Kinshasa !) (préparés par une jeune maman à l’entrée d’une boîte de nuit du camp Kauka !) (surtout fréquentée par les officiers de l’armée et les agents de différents services de sécurité). Pour vider nos sacs, quoi ! Et soulager nos crampes ! Monter au Plafond ! Gagner le Paradis ! Et certainement pas pour recomposer une gentille petite famille mononucléaire, zaïro-belge, judéo-chrétienne, néo-coloniale, avec deux ou trois enfants confiés à la garde d’une cousine-bonniche ! Avec un chauffeur-garde du corps, un maître d’hôtel, une sentinelle et un aide-cuisinier faisant également fonction de lavandier ! Et d'ailleurs ce n'était pas un très bon coup, croyez-moi, votre bordelle de mère : elle ne souriait jamais (souris, quoi ! souris la bouche pleine ! souris quand tu me suces ! souris quand je t’encule ! les putes doivent toujours sourire quand on les baise ! c’est pour ça qu’on les aime !). Et on ne peut quand même pas me tenir rigueur d’avoir entretenu une relation sexuelle épisodique et non exclusive avec une femme d’occasion ! Une vieille de 24-25 ans ! Aux seins secs ! Et déjà mère de deux enfants kwashiorkorés ! Et dont la tante, la petite sœur de 15 ans et demi (vachement plus bandante) (aux fesses et mamelles vachement plus rebondies !) (et dont la minijupe et la brassière débordaient vachement de toutes parts !) (une vraie bulawayo, quoi !) et la cousine étaient aussi londoniennes qu’elle ! Et de ne pas lui avoir proposé un arrangement ! Ou de ne pas lui avoir imposé un avortement à l’occasion d’une mission à Bangui, Kampala, Kigali, Bujumbura, Lusaka, Luanda ou Brazzaville ! Et un enfant, ça se fait à deux, non ? Et ça ne se fait pas dans le cul des chrétiens ! Derrière le dos des gens, quoi ! Jamais ! Et vous, dites-moi, vous êtes un quoi maintenant ? Et vous êtes un comment ? Et vous êtes un pourquoi ? Et qui se cache derrière vous ? Qui vous finance ? Qui a payé votre ticket ?

Sifflets. Bruits de casseroles. Concert de klaxons. Lancement de fumigènes. Feux d’artifice. Crépitement de pétards. Flashes. Hallucinations. Trépignement des araignées enfermées depuis plus de vingt ans dans des boîtes d’allumettes. Explosion des lentes autour des oreilles. Ouverture des mollusques bivalves. Réveil des lépidoptères nocturnes. Grossissement des acariens. Libération des morpions. Essaims de guêpes et colonnes de fourmis sortant des bocaux à confitures et des sacs de sucre en provenance de Kwilu-Ngongo. Eczémas. Purits. Zonas. Attaques parasitaires effroyables.
- Va laver ton cul, j’te dis!

Dois-je retrouver la mémoire ? Dois-je me laisser envahir par un remords puant ? Dois-je balayer devant ma porte ? Dois-je témoigner ? Dois-je « coopérer » ? Dois-je plaider coupable de crime contre l’humanité ? Dois-je me laisser bloquer dans une encoignure ? Dois-je perdre mon honneur et ma réputation ? Et mon portefeuille aussi ? Dois-je me laisser escroquer ?
- Enfant du carnaval ! Défaut de fabrication ! Dégât collatéral ! Faute ya motuka ! Balle perdue ! Harcèlement moral ! Entreprise de déstabilisation ! Terrorisme sexuel ! Manipulation génétique ! Destinataire inconnu ! Dysfonctionnements graves ! Coup monté ! Mise en scène ! Arnaque imaginée par une mère indigne ! Et en quoi suis-je aujourd’hui responsable du fait que vous soyez devenu un orphelin du sida ? Il fallait mieux protéger votre investissement. Il fallait surveiller votre gagneuse de mère. Il fallait interdire à votre pouffiasse de mère de sortir dans les flamingos et de danser presque nue, en se contorsionnant, devant des comptoirs de visages pâles et suants, joueurs de poker menteur et buveurs de pils et de whisky. Il fallait lui proscrire la consommation de bangui (il existe d’autres désinhibiteurs et médicaments contre la faim et la misère, non ?) (et on trouve de tout sans ordonnance dans les pharmacies de Kinshasa, non ?). Il fallait l’empêcher de consulter les féticheuses, les ngangas et les pasteurs (si l’on doit absolument rêver d’une vie meilleure, mieux vaut jouer aux courses, faire de la politique ou acheter un billet de loterie, non ?). Il fallait l’obliger à prendre la pilule tous les jours (avec sa kwanga et ses beignets !) (e bongo !). Et lui apprendre à ne pas confondre rince-doigts et préservatifs, gouines et travestis, cunnilingus et lapsus linguae, gisements aurifères et tibias d’iguanodons.

Appels téléphoniques malveillants.
- Je t’aurai, toi ! Tu es mort, toi !

Membres de la commission préparant leurs conclusions finales. Portières claquant au milieu de la nuit. Sonos tonitruantes. Sonnettes de vélos. Cris de colère. Hurlements de douleur.
- Confusions ! Inventions ! Racontars !

Nouvel enjeu. Défi à relever. Folie. Dépression. Mémoire à retrouver.
- C’est un fait divers malheureux ! Il n'a jamais été question de cela !

Emeutes. Manifestations. Tribunal de rue. Bain de sang social. Marche aux flambeaux. Vents violents. Tempêtes dévastatrices. Larges masses populaires se rassemblant sur la place Flagey et sur la place Fernand Cocq, empruntant la chaussée d’Ixelles, envahissant la rue Van Elewijck, la rue de l’Ermitage et la rue de Hennin, remontant et descendant les Champs Elysées aux cris de « dehors ! buiten ! fuera ! longwa ! dehors ! buiten ! fuera ! longwa ! », brandissant des drapeaux soufflant dans des sifflets scandant des slogans vengeurs « tolingi tomoma ye lisusu te ! que se vaya ! Alongwa »
- C’est une stupide erreur de jeunesse, quoi ! Il faut comprendre, quoi ! Je ne me souviens plus de rien, moi ! On pourrait s’arranger, non ? Combien voulez-vous ? Vous prenez aussi les euros ou seulement les dollars ? Quel est le cours de change ?

A-t-on fait un enfant à une pute ? L’effroi nous a-t-il aveuglé ? A-t-on oublié toutes ses valeurs ? A-t-on eu peur de se faire immédiatement débarquer par une mignonne-allons-voir-si-la-rose croyant encore en la totale innocence du jardinier charmant qui lui contait fleurette ? Pour imposture et indignité ? Pour vagabondage sexuel ? A-t-on eu peur de tomber d’un piédestal sans parapet ni balustrade ? Ou d’être jeté dans l’escalier par ses enfants légitimes ? Poussé par l’obsession de ne pas être victime, est-on devenu bourreau ? N’est-on qu’une infâme pourriture ? Pour toujours ?
- Affabulations typiques des milieux diplomatiques ! Je suis formel ! Vous vous trompez de dossier ! Vous vous trompez d’individu ! Vous vous trompez d’adresse ! Vous vous trompez de bouton de sonnette ! Je ne suis pas propriétaire de mon appartement. Je ne suis pas un véritable Oncle. Je ne suis que le vague petit cousin d’un Oncle véritable. Je ne suis qu’un pauvre journaliste culturel sans ordinateur portable, sans affiliation à la Fédération des Mutualités Socialistes du Brabant, sans statut économique clairement défini et sans reconnaissance sociale assurée. Je n’ai jamais fait que ce qu’on me demandait de faire. Je ne possède même pas deux domaines de chasse de plusieurs milliers d’hectares en Afrique du Sud ou dans le sud de la France. Je ne sais pas qui prétend cela, pour faire plaisir à qui, mais c'est faux ! C’est faux ! C’est entièrement faux !

Est-on devenu complètement révisionniste ?
- Toi, je t’aurai !

L’enfant de la bordelle se disputera-t-il avec son père sur le pas de la porte du 83, rue des Champs Elysées à Ixelles-Elsene dans la nuit de samedi à dimanche ?
- Je suis le fils de ma mère et …

S’emparera-t-il d’un poupou à canon scié dissimulé dans un sac à dos ? Allumera-t-il son polygame de père de trois coups de tonnerre (à la demande conjointe de la première épouse, de l’ancienne maîtresse, de la compagne actuelle et de l’ensemble des enfants de toutes ces personnes-là !) ? Sera-t-il écroué à l’annexe psychiatrique de la prison de Forest ? Ou retournera-t-il son arme contre lui et mettra-t-il fin à ses jours ? Ou sera-t-il suicidé par la police de l’immigration pendant sa garde à vue ?
- Je suis le fils de ma mère et j’ai tué Tintin, mon oncle ! qui a fourré ma mère. A fond.

Un sac à dos sera-t-il retrouvé sur les lieux du crime contenant du papier à cigarettes, un chiffon graisseux, des poussières de chanvre et une poire de poudre noire ?
- Et qui l’a farcie, ma pauvre mère. Comme un liboke ! Et puis qui l’a bwakée, ma mère, comme on se débarrasse d’une pelure de kwanga ! Lokola mobobe ! En la jetant dans un caniveau.

Ni l’Archevêché de Bruxelles-Malines, ni le Palais de Laeken, ni le Ministère des Affaires Etrangères, ni l’Académie Royale des Sciences d’Outre-Mer, ni la Société Générale, ni l’Union Minière, ni le Bureau de l’Enseignement Catholique, ni le Fonds Médical Tropical, ni le Musée de l’Afrique Centrale, ni la Coopération Technique Belge, ni les Organisations Non-Gouvernementales de développement, ni la Société Civile, ni les Mafias Humanitaires, ni la Bibliothèque Royale, ni les Archives Générales du Royaume, ni la Bibliothèque Africaine, ni le Centre d’Etudes et de Documentation Africaines, ni les Universités libres et officielles, ni l’Association des Africanistes, ni le Parquet fédéral, ni la Zone de Police de Bruxelles-Ixelles, ni la Commune d’Ixelles-Elsene ne souhaiteront infirmer, confirmer ou commenter ces informations grotesques.
- Qui ne sont, à dire vrai, que des pets de chiottes et des tags d’urinoir, voilà tout ce que nous en pensons !